Léonce-Antoine DEPREZ, Directeur Général de l’imprimerie Léonce Deprez
L’imprimerie Léonce Deprez, inaugurée en 1922, est devenue une actrice incontournable de la chaîne des arts graphiques. Grâce à ses méthodes agiles, cette entreprise familiale met à disposition de ses clients son savoir-faire ancestral et sa capacité humaine et technologique pour les aider à affronter les défis de la communication et des médias d’aujourd’hui. L’imprimerie fabrique et délivre plus de 250 titres de presse par mois, l’histoire d’une passion intergénérationnelle. Décryptage.
Vous poursuivez le projet de l’entreprise familiale, pourriez-vous nous parler de l’héritage professionnel qui vous est transmis ?
L’entreprise est initialement basée à Béthune, elle est fondée en 1922, par le père de ma grand-mère Eliane Basin. Il édite le journal « L’Avenir de l’Artois ». A cette époque, l’imprimeur maitrisait à la fois la plume et la fabrication. Quelques années plus tard, ma grand mère s’est mariée avec Léonce Deprez, qui a ajouté son nom à l’enseigne de son beau-père, la société est devenue : « Imprimerie Léonce Deprez »… Mais, c’est Eliane qui était aux commandes de l’imprimerie !
Elle travaillait depuis un certain temps avec son père. Elle connaissait le processus de production sur le bout des doigts. Mon grand-père avait fait des études de droits – son père était notaire dans la région -, il était journaliste, et avait des projets et des visions en politique. Il a notamment créé « Les échos du Touquet » et « Montreuil hebdo ». Ma grand-mère dirigeait l’entreprise, mon grand-père développait les journaux et sa carrière politique, devenant député-maire du Touquet. Le journal se développe très bien au Touquet. Mon grand-père a de grandes ambitions pour la côte d’Opale et en particulier pour la ville du Touquet dont il développe l’attraction en créant le concept de « Tourisme des quatre saisons ». Toute l’année, il y a de bonnes et belles expériences à vivre et à partager au Touquet. Plus tard, il créera l’enduro avec Thierry Sabine. Visionnaire.
Dans les années 80, mon père, Léonce-Michel, rejoindra l’imprimerie à l’issue de ses études de droit et de commerce à l’Institut Commercial de Nancy (ICN). Il n’a pas d’autre choix que de participer au projet de la société familiale. Il a alors 24 ans. Eliane a plus de cinquante ans et dirige tout d’une main de fer ! Ma tante, Marguerite rejoint le journal avec mon grand-père. Une affaire de famille.
Dès les années 90, mon père opère de grands changements sur le parc machines : il investit en rotatives avec sécheur pour développer l’impression de magazines, et palier à la chute de la presse hebdomadaire régionale. A la fin des années 90, l’imprimerie vend les journaux fondés par mon grand-père au groupe La Voix du Nord. La PQR se réorganise en France, les publications régionales sont menacées si elles restent indépendantes. Une transition importante dans l’histoire de l’entreprise.
L’entreprise développe une niche dans la presse magazine spécialisée qui explose avant l’arrivée d’Internet. En 2006, le site situé dans la zone industrielle de Ruitz (près de Béthune) devient trop petit au regard de la croissance de la société. Mon père décide de monter une seconde usine à Wancourt (près d’Arras), c’est-à-dire à moins de trente minutes de Béthune. Il a maintenant deux usines à coordonner entre-elles. Nous poursuivons notre développement. Cependant la crise ne va pas tarder à redistribuer les cartes.
Quel est votre parcours ?
En 2006, je rejoins l’entreprise familiale dans des conditions très différentes de celles de mon père. Je suis une formation en école de commerce à Bordeaux (KEDGE), à l’issue de laquelle, je pars à l’étranger en 2002. Je poursuis mes études en Malaisie, puis je rejoins les Etats-Unis où je travaille durant un an. Ici, je fais un stage de longue durée au service achat d’une entreprise spécialisée dans le contrôle de la pollution de l’air. De retour en France, je rejoins le département chargé de la logistique du Groupe L’Oréal. Ce fût très intéressant et riche d’enseignements de constater combien la logistique et le marketing se tiraient dessus !
Après quelques mois, c’est devenu plus stratégique. Ensuite, j’ai rejoint le Groupe Auchan en qualité de directeur d’entrepôt à Lille, l’aspect logistique était au cœur de la problématique de gestion. J’ai proposé des procédures d’optimisation de picking (aller chercher les produits dans l’entrepôt), solutions que j’ai implantées dans différentes régions françaises : Lille, Tours… et Bordeaux. L’agrandissement de l’entreprise à Wancourt nécessitait un nouveau directeur commercial, mon père m‘a tendu la main, à des conditions moins intéressantes que celles de mon poste chez Auchan ! Et pourtant, je n’ai pas hésité, ce nouveau défi me séduisait. Je ne connaissais rien du tout aux métiers des arts graphiques et de l’impression. Installé à Bordeaux, j’ai développé les magazines et les catalogues depuis le Sud-Ouest pour nourrir l’entreprise située dans le Nord. J’ai rencontré plus de succès à Toulouse qu’à Bordeaux !
En 2008, je m’installe à Paris. Notre entreprise y est déjà reconnue pour l’impression de magazines de niche (plus de 200 titres en kiosques) : des tirages importants, moyens ou petits, des titres à forte personnalité, parmi lesquels ceux du groupe Voisin et du groupe Michel Hommell. Cette dernière presse indépendante n’avait pas de business model pour se positionner sur le web et écrire cette nouvelle page de l’histoire. Ils se sont effondrés.
En 2010, j’ai fait le choix de développer l’impression de magazines avec des entrepreneurs de ma génération, eux aussi étaient connectés aux enjeux du digital. Je ne me sentais pas « snobés » comme par l’autre génération, nous parlions le même langage. La rencontre décisive est Franck Annese, qui apporte une nouvelle vision et un nouveau ton au monde de la presse, un tournant s’opère notamment avec le lancement des titres So Foot et Society. Avec l’ensemble des éditeurs de cette mouvance, nous reniflons l’air du temps et nous fonçons. Ce développement relaie les éditeurs qui n’adhèrent pas aux enjeux de la nouvelle économie, des nouveaux formats et de la nouvelle posture.
Face à ce nouveau paradigme, comment adaptez-vous l’entreprise ?
Je développe un CRM. L’accompagnement du changement en interne n’est pas simple… Je prends la main sur son administration totale. En 2011, l’entreprise investit dans une nouvelle machine, une 48 pages, adaptée aux formats de nos clients. On faisait jusqu’alors de la presse mensuelle avec de tirages de 10 000 à 100 000 exemplaires. Nous passons à la presse hebdomadaire en gros tirages ! Un autre rythme ! Mon père me transmet le sens de l’agilité et de l’opportunité. Je lui apporte le sens de la logistique, nous perdons très peu de temps entre les deux usines situées à moins de trente minutes l’une de l’autre.
Les années 2014 – 2015 marquent un tournant dans notre histoire : nous enregistrons de plus en plus d’impayés, beaucoup de clients investissent à fonds perdus dans le digital, certains stoppent leurs activités, nous perdons beaucoup de CA. On recherche du CA pour maintenir nos emplois et notre activité. On fait l’erreur de pratiquer des tarifs très bas. Mais, la lutte est sérieuse et sévère face aux autres imprimeurs de labeurs et aux plateformes. Nous faisons le constat que nous ne sommes plus adaptés.
En 2018, nous déposons le bilan – pour lancer notre restructuration.
Qu’est ce qui vous motive précisément ?
J’ai équipé l’entreprise d’un nouvel ERP adapté aux rotatives et aux nouveaux protocoles informatiques.Tout est intégré du devis, à la facture au suivi du paiement. Nous simplifions la gestion. Nous réduisons la voilure de la masse salariale via les départs en retraite qui ne sont pas remplacés. Nous passons de 160 à 120 salariés pour 40 millions de CA, dont 20 millions à perte. Nous montons des hypothèses, chaque jour de nouvelles idées. Je garde le souvenir d’une période infernale pour mon père et moi.
Il faudrait idéalement supprimer 50% de l’effectif et supprimer une machine. Nous supprimons la machine qui produit le plus et qui consomme le plus de gaz. Nous fermerons le site de la zone industrielle de Béthune plus tard lors de la reprise. L’intérêt d’un redressement est que nous pouvons nous appuyer sur les accompagnements de l’AGS. Ce régime de garantie des salaires est une opportunité à saisir pour accompagner sans brutalité les équipes au départ (cette ligne est provisionnée sur les bulletins de salaire en cas de licenciement).
Nous supprimons des postes au fur et à mesure ; l’administration en charge de la liquidation valide les paiements et les licenciements. Avec mon père, nous travaillons de nouveaux business plans. Cette situation aiguise notre pugnacité, nous mettons à plat tous les contrats de la société. Nous évitons une crise sociale en accompagnant les salariés.
Puis arrive la pandémie du Covid, période durant la quelle nous perdons 70% du chiffre d’affaires. Nous traversons cette situation en nous appuyant sur les conditions de chômage partiel. L’ERP fonctionne bien, nous maîtrisons globalement la situation locale, je gère l’entreprise depuis Paris en télétravail. Cette situation m’apporte une plus fine analyse des fonctions de chacun au sein de l’entreprise et nous guide vers de nouvelles optimisations de poste. La gestion des ressources humaines devient plus adaptée à notre modèle. Pendant la pandémie du Covid 19, nous sommes en mode survie, comme beaucoup de confrères. La presse s’en sort plutôt bien. Nous passons en organisation 1/8, avec chômage partiel. La situation de notre société se clarifie peu à peu.
Comment se produit le déclic de reprendre l’entreprise familiale ?
Mon père m’informe de la Loi Covid auprès du Tribunal de commerce. Il apparaît possible de reprendre l’entreprise sans les dettes pour sauver l’activité sur site.
Je décide de reprendre la société familiale.
Un appel d’offres est monté où je me trouve confronté à beaucoup de concurrents… J’entre dans six mois de tourbillon ! Je m’allie à un confrère imprimeur et nous défendons la reprise de l’entreprise fondée par ma famille. J’étais très positif sur la situation alors que les concurrents, repreneurs potentiels, étaient à la fois maldisants et s’avouaient gagnants. Mon père choisit de se retirer. Je fais une proposition. Mon offre est jugée comme la meilleure par le Tribunal.
En janvier 2021, je lève 2 millions d’euros pour reprendre l’entreprise. Je suis soutenu par la région Hauts-de-France, ma banque, l’imprimeur SPRINT, qui entre dans mon capital. On paie le Tribunal, on estime le fonds de roulement, et on redémarre avec 55 salariés issus de l’entreprise. Tous les clients nous suivent, certains nous retrouvent dans cette nouvelle aventure. Nos prévisions pour 2021 sont un CA de 15 millions d’euros. Nous clôturons avec 17 millions de CA.
Les arts graphiques et de l’impression sont très chahutés par les difficultés d’approvisionnement en matières premières et en ressources humaines. Comment faites-vous face à cette situation ?
Notre principale difficulté est le recrutement de salariés. Nous sommes très engagés auprès des alternants. Cependant, nous constatons que sur trois personnes formées, une seule personne solide restera au sein de notre entreprise.
Concernant les approvisionnements, c’est compliqué ! Les tarifs augmentent, les fournitures de papier sont en flux tendus, presque plus de fabricants de papier en France, le sourcing scandinave est onéreux en raison de son exposition directe aux effets secondaires de la guerre et de la rareté des sources d’énergie. L’Allemagne et le nord dépendent directement des approvisionnements de la Russie.
Quelle est votre politique R.S.E ?
Le chef d’entreprise est responsable de ses salariés. C’est une bonne chose, l’application de la responsabilité sociale et environnementale, permet de mettre en place un process pour améliorer les conditions au travail et les conditions avec nos partenaires. En choisissant bien notre sourcing, la multi modalité de transports…, nous améliorons notre rapport à la crise énergétique que le monde traverse. Notre entreprise est certifiée ISO 50001 / énergie et 14001 / environnement. Il nous reste à développer la communication interne et régionale, considérant que 90% de nos clients sont à Paris et en Ile-de-France.
Quelle est votre vision de l’évolution du métier ?
Il devient urgent que la presse s’affranchisse du niveau 2 de la distribution qui prend une part importante du gâteau. Les intermédiaires sont trop gourmands et encore trop puissants. Le rapport de force devrait se réduire significativement dans les cinq prochaines années.
Nous prévoyons d’investir dans une nouvelle machine pour la production des titres émergeants, des petits tirages que nous aimerions travailler avec des papiers de qualité. Nous souhaitons soigner la qualité de la presse, accompagner les bons et beaux contenus, former par l’éducation les citoyens. Le papier est plus fiable que les news sur les réseaux : chaque journal est relu par un comité de rédaction qui engage sa conscience avant de publier. Je désire mettre du sens dans mon métier, comme l’ont fait mon grand-père et mon père, défendre des idées, contribuer à éduquer mes compatriotes, participer à la diffusion des idées novatrices portées pour créer un cercle vertueux de culture partagée.
Quel est votre mantra ?
L’imprimeur donne de l’information vérifiée à la population, alors qu’Internet diffuse beaucoup de fake news.